12

— Je ne vais tout de même pas m’en aller et les laisser ainsi ! protesta Khaouet.

Bak observa les cinq hommes à demi nus qui nettoyaient du poisson sur le toit de l’étable.

— Pourquoi pas ? Ils savent parfaitement ce qu’ils ont à faire et s’y emploient sans négligence.

— Hatnofer avait coutume de dire que les domestiques seraient perdus sans une surveillance de chaque instant.

— C’est parfois vrai, cependant plus ils sont capables, plus il faut leur laisser le champ libre. Si l’on ne se fie pas à eux, ils cèdent à la paresse et au ressentiment.

— Que de profondeur, aujourd’hui, lieutenant !

Il lui rendit son sourire. En voyant tout ce qu’elle parvenait instinctivement à accomplir, bien qu’elle eût grandi entre un père fantasque et une nourrice intransigeante, il était stupéfait. Pour les serviteurs, elle était une présence familière et réconfortante, tandis que lui, l’étranger, leur rappelait la mort et l’assassin encore libre de frapper.

À plusieurs reprises, il avait surpris les regards furtifs des trois hommes assis à quelques pas de lui, entourés de paniers tressés d’où l’eau s’écoulait. Leur besogne consistait à vider, écailler et tailler en filets la prise du matin. Un autre serviteur étalait le poisson nettoyé au soleil afin de le faire sécher. Un cinquième écrasait les arêtes et les têtes en une mixture nauséabonde, qui servirait de fertilisant pour les jardins.

— Très bien ! Je vais les laisser tranquilles, céda Khaouet en riant. As-tu pris ton repas de midi ? Mon prochain arrêt, c’est aux cuisines.

Bak aimait la courbe délicate de ses lèvres et la lueur espiègle dans ses yeux, lorsqu’elle souriait.

— Chaque fois que je te rencontre, soit tu es occupée, soit tu cours d’une tâche à une autre. Ne prends-tu jamais le temps de t’asseoir et de te reposer ?

— Pas souvent. Cependant, je dors bien mieux la nuit que lorsque je passais mes journées dans l’oisiveté, en laissant Hatnofer décider de tout, admit-elle en descendant devant lui les marches où Montou avait été victime d’une chute mortelle. La responsabilité d’un domaine aussi vaste me semble exténuante, mais représente en même temps un défi. J’aurais dû assumer plus tôt ce rôle de maîtresse de maison, qui me revenait de droit. Mais, soupira-t-elle, comme je voudrais qu’Hatnofer soit encore vivante !

Elle contourna l’étable, ouverte sur l’avant. Bak était déterminé à ne pas la quitter des yeux avant d’avoir appris ce qu’elle savait de la gouvernante.

— J’aurais pensé que prendre soin de ton père était une occupation à plein temps.

— Seulement parce que je le voulais bien. Maintenant, je crois lui être plus utile en dirigeant sa propriété. Mon ancien fardeau est échu en grande part à Amonhotep, qui doit en outre veiller à la sécurité de mon père.

— Djehouti a de bonnes raisons de craindre pour sa vie.

— Je sais. Parfois je me réveille, la nuit, et je l’imagine dans sa chambre, trop effrayé pour dormir et goûter le repos dont il a besoin.

Elle inspecta l’intérieur de l’étable, où trois vaches laitières et leurs veaux étaient attachés à des pierres enfouies dans le sol. De la paille fraîche débordait des litières et couvrait la terre d’un enclos où se trouvaient six chèvres.

— Ce matin, il m’a dit que tu avais quitté Abou, remarqua-t-elle. Tu es bien loin, si jamais il a besoin de toi.

— Il n’a aucune raison de s’inquiéter dans l’immédiat, répondit Bak en traversant avec elle la cour ensoleillée. Si j’ai bien cerné la personnalité du tueur, il n’agira pas avant quatre jours encore. Mais dans l’intervalle, j’ai besoin d’aide – de ton aide.

Elle s’arrêta devant la barrière et tourna vers Bak des yeux sombres et inquiets, un visage délicat à l’air aussi vulnérable qu’un agneau nouveau-né.

— Mon père est furieux contre toi. Il te reproche de fouiller dans le passé, de rouvrir des blessures depuis longtemps cicatrisées.

— Je fouille dans le passé, il est vrai. Quant à rouvrir d’anciennes blessures, la faute en incombe plutôt au meurtrier.

Elle se mordit les lèvres, puis répondit simplement :

— Depuis la première fois que je t’ai parlé d’Hatnofer, j’ai sondé mon cœur à maintes reprises pour découvrir quel lien elle aurait pu avoir avec la terrible tempête d’il y a cinq ans. Je n’en ai trouvé aucun.

Elle tourna les talons, poussa la barrière et se dirigea vers les cuisines. Devant le bâtiment, trois petits enfants nus jouaient à pousser des animaux en bois sur des bosses et des crêtes qu’ils avaient dessinées dans le sable. Même de loin, on voyait qu’ils avaient grand besoin d’une bonne baignade dans le fleuve.

Bak remit le loquet et se hâta de rattraper Khaouet.

— On m’a dit qu’elle était intime avec un certain sergent Min, celui qui avait sauvé Djehouti.

— Le sergent Min ? répéta-t-elle en lui lançant un regard surpris. En effet, il avait sauvé la vie à mon père. Je me souviens vaguement… Oui, j’ai bien entendu une rumeur à ce sujet. Je n’en ai jamais parlé à Hatnofer. En fait, je n’étais pas sûre que ce soit vrai.

— Elle ne se confiait jamais à toi ? Les femmes n’ont-elles pas l’habitude de se raconter leurs conquêtes, entre amies ?

— Elle me trouvait trop jeune et inexpérimentée, répondit Khaouet avec un sourire amer. J’allais sur mes vingt ans et je n’étais plus candide, mais dans son cœur je demeurais une toute petite fille.

— On dit que Min serait parti vers le nord quelques jours après la tempête. Si Hatnofer et lui étaient amants, pourquoi ne l’a-t-elle pas suivi ?

— Peut-être ne l’aimait-elle pas assez, suggéra Khaouet en haussant les épaules.

— Elle aurait rejeté cette chance d’avoir un foyer et une famille bien à elle ?

— Son foyer était ici, répliqua Khaouet d’un air de reproche, comme si elle énonçait une évidence. Elle avait passé sa vie entière sur notre domaine de Noubt et dans cette résidence. Mon père était un frère pour elle, et moi une enfant. Pourquoi aurait-elle quitté tout cela, au risque de ne jamais nous revoir ?

Bak fut surpris que Khaouet soit si provinciale. Fille de gouverneur, elle aurait dû séjourner à Ouaset, à Mennoufer. Djehouti aurait dû souhaiter qu’elle côtoie des nobles de son âge, comme lui-même autrefois. Pourtant, bien que les années et le mariage lui aient apporté la maturité, elle réagissait comme si seuls Abou et ce mode de vie-là étaient acceptables.

Depuis qu’il la connaissait mieux, qu’il avait découvert son charme et son humour, elle lui semblait infiniment plus séduisante. Mais l’étroitesse de vue était un défaut que peu d’hommes riches ou cultivés pouvaient tolérer. Sauf Inenii, peut-être, lui qui aimait cette terre plus que tout… S’il en avait l’opportunité, accepterait-il le gouvernement de la province ? Et Khaouet l’estimerait-elle davantage, s’il incarnait le pouvoir ?

 

— Sais-tu ce que Djehouti vient encore d’exiger ? fulmina Simout. Il sait que j’ai envoyé à Noubt tous les scribes dont je pouvais me dispenser. Leur présence est requise dans les champs en cette période de l’année, pour consigner les cultures ensemencées, les mises bas dans le bétail. Et voilà que, par-dessus le marché, il réclame un inventaire détaillé. Quelle honte !

Devant Bak, deux rangées d’hommes étaient assis par terre, des tessons de poterie amoncelés entre eux, et grattaient de leur calame le papyrus déployé sur leurs genoux. Aucun ne lui jeta de regard curieux, comme lors de sa précédente visite. Ils étaient trop occupés à rédiger un rapport officiel en s’appuyant sur des chiffres bruts.

Le policier dit à voix basse, sur le ton de la confidence :

— J’ai cru comprendre qu’il veut déshériter Inenii.

— Une décision ridicule ! Je ne lui ai pas caché ma pensée quand il m’en a fait part, dit le petit scribe en chef, qui secoua la tête, écœuré. Si le domaine de Noubt prospère, c’est grâce à ce jeune homme. Sans lui, il péricliterait.

— Certains croyaient Hatnofer irremplaçable.

— En l’occurrence, nous nous trompions, et je rends grâce à Khnoum que Khaouet nous l’ait prouvé. Mais le domaine de Noubt est une tout autre affaire. Djehouti agit en dépit du bon sens.

— Quels revenus tire-t-il de ses terres ? interrogea Bak.

— Je ne suis pas libre de divulguer des informations de cette nature, lieutenant. Tu devrais être assez avisé pour le savoir.

Si Djehouti jouissait du même statut que maints gouverneurs de province, ses terres, comme sa fonction, constituaient son héritage. Toutefois, leur exploitation ne contribuait que de manière minime à sa richesse. Il avait droit à une part sur l’impôt exigé de ceux qui vivaient sur son domaine. La province était loin d’être la plus fertile de Kemet, mais sa situation à la frontière de Ouaouat faisait plus que compenser la rareté des terres cultivables : Djehouti prélevait également sa part sur les taxes acquittées par tous les marchands qui traversaient Abou.

Bien que les revenus tirés de ses terres pussent paraître dérisoires, en comparaison, aux yeux d’Inenii ils représentaient sans doute une somme exorbitante.

Simout observa les scribes qui travaillaient devant lui, les lèvres pincées, puis il se leva.

— Tu souhaitais consulter un dossier, je crois.

Bak eut l’impression que Simout l’aurait mis sur la voie s’ils avaient été seuls, mais qu’il ne révélerait rien près de tant d’oreilles indiscrètes.

— Oui, celui du sergent Min. Il servait dans cette garnison, mais j’ignore à quel poste. Il survécut à la tempête de sable et quitta Abou peu après.

Simout réfléchissait, le front plissé.

— Hum… Le nom m’est familier, je ne sais pourquoi.

— C’est lui qui sauva la vie à Djehouti.

Le scribe en chef indiqua d’un haussement d’épaules que cela ne lui revenait pas pour le moment, et il pénétra dans les archives. Bak le suivit jusqu’au seuil.

— Je sais combien Djehouti est fier de descendre d’une longue lignée de gouverneurs de province. Jusqu’à sa décision de déshériter Inenii, il devait s’agenouiller chaque jour devant Khnoum et prier pour que son fils lui succède, puis le fils de son fils après lui, et ainsi pendant toute l’éternité.

— La chose est sûre, acquiesça Simout en étouffant un petit rire.

La décision, donc, n’était pas de celles que l’on prenait à la légère. Le refus d’Inenii de se séparer des chevaux était-il grave pour Djehouti au point de renoncer à ses ambitions ? Ou en avait-il conclu que son fils adoptif était celui qui voulait sa mort ? Peut-être pensait-il convaincre sa fille de divorcer pour épouser un noble, qui lui donnerait un petit-fils digne de ses ancêtres.

Simout tira une jarre foncée de l’étagère de bois, brisa le bouchon qui la scellait et passa les documents en revue.

— Ah, nous y voici ! Min. Sergent d’une compagnie de lanciers.

Bak se hâta de l’entraîner au fond des archives, vers l’unique lampe qui brûlait à leur hauteur sur un haut trépied en jonc.

— Si Djehouti venait à mourir aujourd’hui, Inenii solliciterait-il le poste de son père auprès de notre souveraine ?

— Il l’accepterait si elle le lui octroyait. Quel autre choix aurait-il ? Mais il ne le briguerait pas. Quelle ironie, n’est-ce pas ? Djehouti a adopté un fils pour perpétuer sa descendance, mais toutes les prières au monde ne pourraient donner un enfant à Khaouet, ni mouler Inenii à sa propre image.

« Et tous les habitants de la province n’ont qu’à s’en louer », songea Bak.

— Par malheur, poursuivit Simout, nul autre à Abou n’est assez connu de la capitale pour être nommé par la reine. Non, conclut-il à regret, si Inenii est déshérité, notre prochain gouverneur sera un étranger, qui ne connaîtra rien de cette province et de ses besoins.

— Djehouti sait-il grand-chose là-dessus ? demanda Bak.

— Lui, non, mais il n’en va pas de même pour Amonhotep, comme tu as pu en juger ce matin.

Bak n’aurait jamais cru qu’il apprécierait un jour ce petit homme irascible, et pourtant il se prit à sourire, éprouvant pour lui une sympathie croissante. Il s’en voulut aussitôt. Voilà qu’il commençait à aimer ou respecter tous les proches du gouverneur, alors qu’il aurait dû les considérer comme des tueurs en puissance ! Le seul qui ne lui inspirait pas la moindre estime était précisément celui qu’il lui fallait protéger.

Le chef des scribes déroula le papyrus et l’approcha de la lampe. Son doigt descendit lentement le long de la colonne de droite.

— D’après ce que je vois, Min arriva tout jeune de Ouaouat. De la forteresse de Koubban. Fils de soldat. Mmmm… Sorti du rang… Parvenu au grade de sergent.

Bak tendit le cou et essaya sans succès de lire les hiéroglyphes par lui-même.

— Est-il fait mention de la tempête ?

Simout déroula un peu plus le papyrus, l’inclina pour mieux voir et reprit au début de la colonne suivante.

— Oui, nous y voilà. Pris dans une tempête de sable. Revenu du désert plus mort que vif. Ayant sauvé son officier supérieur, recommandé pour l’or de la vaillance en raison de… Oui, de son comportement exemplaire.

— J’ai déjà entendu ça quelque part, remarqua Bak d’un ton sec.

La formule était éculée, vieille comme le monde, et malgré ses mots ronflants ne voulait rien dire du tout.

— Lui a-t-on décerné la mouche d’or ?

— Je ne vois rien ici.

— Peut-être l’a-t-il reçue après avoir quitté Abou.

Bak tenta à nouveau de lire le document, mais Simout le rapprocha encore de la flamme.

— Que dit-on au sujet de son brusque transfert vers le nord ?

Le scribe en chef leva un sourcil à cette question non dénuée de cynisme, et déroula un autre segment du papyrus pour révéler une courte colonne.

— Muté à la garnison de Mennoufer. Là s’achèvent ses états de service.

— Mennoufer, murmura Bak, pensif. Moi aussi, j’ai servi là-bas il y a cinq ans, mais dans les chars et non dans l’infanterie. Nos chemins se croisaient rarement, sauf sur le terrain de manœuvres, où nous étions en si grand nombre que les visages et les noms nous étaient inconnus.

Simout fouillait lui aussi dans sa mémoire.

— J’ai le vague souvenir d’un sergent Min. Un individu pas particulièrement recommandable, mais pas pire que certains que j’ai rencontrés. Si tu me disais ce que tu désires apprendre… proposa-t-il, roulant le document en un petit cylindre bien net, qu’il renoua à l’aide de la ficelle.

— J’ai entendu dire qu’Hatnofer et lui étaient amants, et je cherche à savoir si cette rumeur était fondée.

— L’homme dont je me souviens rôdait souvent autour de la résidence sans que ses devoirs à la garnison le justifient. Je n’aurais pas cru qu’Hatnofer en était la cause. Il y avait aussi un autre officier, un sergent Senmout, qui rendait souvent visite à Djehouti…

— Celui qui a été assassiné ?

— Oui. Les deux hommes étaient proches. Trop, à mon avis. Ils passaient des soirées à boire et à jouer, gagnant plus qu’il n’est possible sans tricher. Quoi qu’il en soit, je m’abstenais de tout commentaire car Senmout était le favori de Djehouti, ce qui, pour moi, dépassait l’entendement. Si Min venait voir également Hatnofer, je ne l’ai jamais remarqué.

Bak poussa un long soupir de déception. Une autre impasse. Vers qui pouvait-il se tourner ? Il aurait eu besoin de Noferi, mais elle se trouvait à dix jours de voyage. Qui, parmi tous ceux avec qui il s’était entretenu depuis son arrivée à Abou, avait pu prêter l’oreille aux murmures portés par le vent ?

 

Bak trouva le garde Kamès assis à l’ombre sur la marche supérieure de l’autel familial, devant la résidence de Nebmosé. La tête et les épaules contre une colonne, il ronflait la bouche grande ouverte. Sa lance gisait par terre, à ses pieds, où une mère cane et sa couvée becquetaient les restes d’une miche de pain.

À l’approche de Bak, la cane lança un cri d’avertissement et conduisit ses petits à l’autre bout du bassin. Le policier scruta l’intérieur du petit sanctuaire. Comme auparavant, des fleurs fraîches avaient été déposées sous le buste de l’ancêtre, en un geste d’une touchante fidélité.

Bak jeta le reste du pain aux canards, ramassa la lance et considéra avec sévérité le dormeur qui continuait à ronfler. Celui-ci avait besoin d’une leçon qu’il n’oublierait pas de sitôt.

Bak retourna la lance et plaça l’extrémité de la hampe sous le menton du garde. Il y imprima une brusque poussée et Kamès se redressa en sursaut.

— Qu… Quoi ?…

Ses yeux fixèrent la hampe, s’agrandirent de terreur, puis remontèrent jusqu’au visage de Bak. Il voulut se relever, mais n’osa bouger. Bak lui maintenait la tête contre la colonne.

— Après cinq meurtres, c’est ainsi que tu montes la garde ? Quel genre d’homme es-tu ? De ceux qui piquent une sieste pendant que d’autres sont assassinés ?

— Je ne dors jamais pendant ma garde, mon lieutenant ! gémit Kamès.

— Il ne t’est pas venu à l’idée que le meurtrier pourrait te trouver assoupi et que, toi aussi, tu perdrais la vie ?

— S’il te plaît, mon lieutenant ! C’est la première fois, je le jure !

Bak ne le crut pas un instant, mais il abaissa la lance.

— Dès que je t’ai rencontré, Kamès, j’ai discerné en toi un profond bon sens. Je venais pour parler, non pour t’accuser de faillir à tes devoirs.

Très pâle, le garde s’écarta avec vigueur de la colonne.

— Je t’ai déjà dit tout ce que je sais, mon lieutenant.

— Où est ton camarade, Nenou ?

— Croyant se faire bien voir en me dénigrant, il est allé dire au lieutenant Amonhotep que j’effectue mes rondes sans me soucier de la sécurité, que je ne pense qu’à me remplir la panse et à dormir. Maintenant, pendant que, moi, je patrouille dans cette résidence déserte, lui, il se promène et rend de menus services à l’entourage du gouverneur.

— De qui tiens-tu cela ? Pas d’Amonhotep, à coup sûr !

— De Nenou lui-même. Il n’a pas pu s’empêcher de venir me narguer. Crois-tu que je serai puni à cause de ses mensonges ?

Bak avait constaté par lui-même l’indolence de Kamès, mais toute vérité n’était pas bonne à dire.

— À mon avis, tu es un homme qui sait observer et écouter, mais qui parle avec mesure.

Le garde bomba le torse sous l’éloge et répondit, faussement modeste :

— Oh, ça, je ne sais pas, mon lieutenant.

Bak s’assit auprès de lui sur la marche, plus en camarade qu’en officier de police.

— Kamès, j’ai besoin d’informations au sujet du sergent Min. Ce nom te rappelle-t-il quelque chose ? Min était de ceux qui survécurent à la tempête dont nous parlions l’autre jour. Il sauva la vie du gouverneur Djehouti.

— Oh, lui ! s’exclama Kamès en se tapant le front, un large sourire aux lèvres. Maintenant je vois de qui tu parles. Le sergent Min !

Bak regretta de ne pas avoir apporté deux cruches de bière, l’une pour stimuler la mémoire de Kamès, l’autre pour tempérer son impatience.

— Je ne l’ai pas connu, reprit le garde. Je travaillais à Noubt, où je surveillais les terres du gouverneur. C’est seulement quand je suis venu à Abou, environ un an après son départ, que j’ai entendu parler de lui, et encore, pas souvent. Peu d’hommes osaient évoquer la tempête, du vivant de Senmout.

— Ces deux-là étaient amis ?

— Amis et partenaires au jeu, pas toujours à l’avantage de leurs compagnons de beuverie. Une fois, j’ai même entendu dire…

Le garde regarda alentour afin de s’assurer qu’ils étaient bien seuls.

— Il paraît que le gouverneur et eux avaient un secret.

Bak eut grand-peine à conserver son attitude détendue.

— Quel genre de secret, Kamès ?

— Tu intercéderas auprès du lieutenant Amonhotep en ma faveur ?

Bak eut envie de l’empoigner par le cou et de le secouer. C’était là du chantage pur et simple !

— J’ai le sentiment que le lieutenant ne croit pas à cette histoire, sans quoi il t’aurait d’ores et déjà convoqué. Mieux vaut donc se garder de toute intervention. De ton côté, tu poursuivras ta tâche avec ton zèle habituel.

— Mais…

— Si tu as des ennuis, préviens-moi. Je ferai mon possible… à condition que tu m’aides immédiatement.

Kamès prit l’air penaud qui s’imposait, sans pouvoir dissimuler un petit sourire de triomphe. Puis il se pencha vers Bak et chuchota :

— Celui qui me l’a raconté, je ne l’ai vu qu’une seule fois dans ma vie. Il affirmait que le gouverneur avait cédé à la panique pendant la tempête et que Min l’avait sauvé de sa propre folie. Plus tard, dans les baraquements, j’ai entendu murmurer qu’ils étaient revenus du désert bien avant les autres survivants, avec un âne chargé d’eau et de vivres. Ils étaient épuisés, brûlés par le soleil, mais ils ne souffraient ni de la faim ni de la soif.

— À se demander s’ils avaient fait beaucoup d’efforts pour trouver d’autres rescapés, marmonna Bak.

Kamès lui lança un regard entendu et hocha la tête.

— On dit que Min fut muté pour éviter des conflits au sein de la garnison, mais n’aurait-il pas exigé une forte somme ou un poste élevé en récompense de son silence ?

Bak songea à Hatnofer, qui passait pour être la maîtresse de Min. Celui-ci l’avait-il abandonnée comme un bagage encombrant pour se rendre seul à Mennoufer ? Ou l’avait-on réduit au silence, tandis qu’elle attendait un appel qui ne viendrait jamais ?

Le garde se pencha si près que leurs épaules se touchèrent et que Bak sentit son souffle chaud sur son oreille.

— Selon les uns, Min est dans le Nord, où il occupe un poste élevé. Selon les autres, il n’a jamais embarqué sur le navire qui devait l’y emmener. Il a été assassiné ici, puis jeté dans le puits où l’on mesure le niveau de la crue.

Bak confronta cette nouvelle information aux anciens éléments dont il disposait. Ainsi qu’il l’avait déjà compris, Djehouti dissimulait un secret si honteux qu’il préférait mourir que de le dévoiler. Et s’il préférait mourir, n’aurait-il pas tué pour dissimuler sa couardise ? Il avait fort bien pu supprimer Min ou, plus vraisemblablement, ordonner le meurtre.

En revanche, les cinq autres assassinats le désignaient comme l’ultime victime, et non comme le tueur. À moins que la peur de voir divulguer son secret lui eût fait perdre l’esprit. C’était improbable, néanmoins la possibilité demeurait.

 

Ayant surpris deux gardes endormis à leur poste en l’espace de quelques jours. Bak décida de faire un tour rapide de la propriété. Force lui fut de constater que la sécurité souffrait d’un laisser-aller inadmissible. Malgré sa conviction que l’assassin frappait de l’intérieur, il jugea bon, pour ne pas manquer de rigueur lui aussi, de se livrer à une inspection apte à instaurer la vigilance qui s’imposait. Après en avoir avisé Amonhotep, il fit chercher Psouro et Kasaya. Pendant le reste de la journée, le trio alla d’un garde à l’autre, exigeant une propreté méticuleuse des hommes et des armes, corrigeant les positions, expliquant la conduite à tenir suivant les circonstances. Ils instillèrent ainsi la peur dans les cœurs, non celle du tueur, mais celle des terribles policiers de Bouhen.

 

L’inspection terminée, Bak envoya Psouro et Kasaya chercher leur repas à Abou, car ils avaient conservé les services de la vieille femme qui cuisinait pour eux. En attendant leur retour, il comptait examiner le puits de mesure où, selon la rumeur, le sergent Min avait été assassiné.

Il franchit le portail principal de la résidence, certain que le garde – bien réveillé et sur le qui-vive – aurait repéré tout intrus sur les murs ou les toits voisins. Il parcourut rapidement l’esplanade qui surplombait le fleuve. Le soleil, bas sur l’escarpement, projetait ses rais d’or dans un ciel blafard qui se reflétait sur la surface de l’onde.

Au-delà des saules, dont les branches gracieuses ondoyaient doucement sous la brise, il parvint à l’entrée du muret qui entourait la bouche rectangulaire. La paroi de gauche était drapée par une vieille vigne au tronc épais et noueux, ses vrilles chargées de grappes mûrissantes sous une profusion de feuilles. Tout au bord, un grand sycomore abritait dans son feuillage bruissant un minuscule singe noir, qui se balançait de branche en branche en babillant.

Bak s’accroupit au sommet de l’escalier raide et encaissé, taillé à même le roc, qui s’enfonçait vers le fleuve. Les marches servaient de repères aux prêtres de Satet, dont le temple était tout proche, pour mesurer la crue annuelle. Dans la pénombre, la dernière en date baignait encore les degrés inférieurs. Une pâle lueur miroitait : l’ouverture par laquelle les eaux s’engouffraient, puis se retiraient.

Il tenta d’imaginer un homme précipité la tête la première dans l’escalier, le crâne, le dos, les bras et les jambes percutant la pierre dure, le corps brisé englouti par les eaux. Quatre crues au moins ayant effacé toute trace de violence, le lieutenant ne s’attendait pas à découvrir la preuve du meurtre. Mais un simple regard lui apprit combien il était facile de tuer quelqu’un ici.

Il se releva. Les yeux rivés sur le puits et l’esprit concentré sur Min, il recula vers l’entrée du muret. Le babil du singe se fit plus rapide, plus véhément ; une pluie de feuilles accompagna son ascension en haut du sycomore. Bak le chercha du regard, se demandant ce qui l’avait effrayé.

À l’instant où il l’apercevait, il reçut dans le dos un coup violent qui expulsa l’air de ses poumons, et il trébucha en avant. Son pied heurta le bord de la première marche ; il perdit l’équilibre. Sa main droite, tendue dans l’espoir de se rattraper, glissa le long de la paroi, râpée par les aspérités. Des feuilles filèrent entre les doigts de sa main gauche, quelque chose égratigna sa peau. La vigne ! Son poing se referma dessus. Elle céda sous son poids. De longues vrilles s’arrachèrent au muret en brique crue, tout en haut, et Bak se sentit tomber vers les profondeurs. Mais l’extrémité de la plante était solidement enracinée dans la paroi et l’arrêta net. Il heurta de plein fouet le mur de pierre.

Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées et leva les yeux vers le sommet des marches. Personne. On ne l’avait pas poussé. On l’avait frappé dans le dos au moyen d’une fronde. Une arme de soldat, mais la plupart des enfants de Kemet se familiarisaient tôt avec son maniement pour abattre des oiseaux ou du petit gibier. Tant qu’il restait accroché dans ce puits, Bak n’était pas mieux loti qu’un canard ou un lièvre dans la nasse du chasseur.

Il adressa à Amon une tardive prière de gratitude assortie d’une requête en vue d’une aide supplémentaire, puis il tendit vivement la main droite vers le haut. Les vrilles se rompirent, il tomba encore, le cœur au bord des lèvres ; à nouveau il fut arrêté brutalement. Une douleur à couper le souffle perça son épaule gauche. Un muscle déchiré, sans doute. Il serra les dents pour ne pas crier et, en tâtonnant, sentit une écorce rude sous ses doigts. Il explora la paroi un peu plus haut. La sueur perlait sur son front, sur sa lèvre supérieure. La souffrance était atroce, la peur de tomber pire encore.

S’employant désespérément à soulager son bras gauche, le dos palpitant de douleur, il agita les jambes afin de se débarrasser de ses sandales et, du bout des orteils, chercha un point d’appui. Juste au moment où il allait lâcher prise, il sentit une craquelure entre les rochers. Il put alors s’appuyer sur son pied et atteindre la vigne à l’aide de sa main droite.

Il leva à nouveau la tête vers la bouche du puits et, comme la première fois, ne vit personne. Son assaillant le croyait mort ou attendait son heure.

Priant pour que la vigne continue à supporter son poids, pour que, si jamais elle se brisait, il puisse en réchapper, il entama sa progression vers la gauche, les mains glissantes. Au bout d’un moment, il marqua une pause. Quelle distance lui restait-il encore à parcourir ? Il évalua l’écart qui le séparait des marches et, tenant compte de sa propre taille, il estima l’endroit d’où il pourrait se laisser choir sur l’escalier. « À peine plus de trois coudées, conclut-il. Si près, et si loin à la fois. »

Il se concentrait totalement sur une succession de gestes simples. Bouger sa main, trouver un nouvel appui pour son pied, bouger son autre main. Il oublia celui qui l’avait attaqué, la profondeur vertigineuse au-dessous de lui, le bout de ciel qui s’assombrissait tout en haut. Il méprisa la lassitude et la soif. Il supporta la douleur dans ses muscles, dans ses phalanges écorchées. Il endura le feu dans son épaule.

Au bout d’un interminable tourment, son pied rencontra une surface froide et dure. Il baissa les yeux, surpris. Une marche ! Il était allé plus loin qu’il ne fallait. Débordant d’allégresse, il planta ses deux pieds sur la pierre et lâcha prise. Il ne sentait plus ses bras engourdis. Affaibli par l’effort et la tension nerveuse, il gravit tant bien que mal l’escalier escarpé.

Arrivé au sommet, il jeta un coup d’œil prudent à l’extérieur. Le singe, perché sur le muret, tenait une grappe de raisin dont il dégustait les grains bien mûrs, lançant les autres au loin. Il s’éloigna du policier en une série de petits bonds, mais ne montra pas de frayeur particulière. Certain désormais qu’ils étaient seuls, Bak se hissa hors du puits et s’adossa contre le mur, près de l’entrée. Il enfouit son visage dans ses mains sales et endolories, et adressa à Amon de fervents remerciements.

Le ventre d'Apopis
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